(rose) • L'empreinte des choses brisées

Posé là, sur la table de chevet, le téléphone sonne. C’est un Gareth peu réveillé de sa sieste et légèrement bougon qui répond d’un “allo” rauque. Pour toute réponse, il n’obtient qu’un bruit de respiration. Quand il réitère ses paroles, rien ne se passe. Rien que ce souffle à la fois bruyant et faiblard.

« Je n’ai pas le temps pour ce genre de connerie ! Laissez les gens dormir merde !
- … Papa ? »

La voix pleine de sanglot d’une jeune femme retentit de l’autre côté du combiné. Le satyre reste muet, comme interdit, pendant quelques instants. Il déglutit. Sa main s’accroche fermement à son téléphone alors que son corps se redresse dans son lit. Il n’y croit pas. Il ne veut pas y croire. Il a espéré, rêvé de ce moment, pendant près de six ans. Ou peut-être était-ce sept ? Ce moment où il entendrait la voix de celle qu’il considère comme sa propre fille, cette femme qu’il a adopté alors qu’elle n’était qu’adolescente. C’est un peu après ses onze ans qu’il l’a repérée. Famille britanno-allemande se croyant aristocrate parce que Papa le fortuné a épousé Maman la baronne. Destituée, devenue roturière, elle clame pourtant son appartenance à la noblesse britannique, la jolie Helene. Elle qui pensait avoir tiré le gros lot avec Leonhard, s’est trompée sur toute la ligne. Ensemble, ils n’ont jamais réussi à concevoir d’enfants. Alors ils ont adopté. Eduard d’abord. Puis Konstantin et Hildegarde. Margarete pour terminer la fratrie. Au milieu de ce joyeux bazar, juste après les jumeaux et juste avant la benjamine, Wilhelmina. Pas adoptée elle, non. Fille biologique du père. Fruit de ses escapades nocturnes et de ses infidélités. Prématurée que l’on a déposée sur le pas de leur porte avec rien d’autre qu’un message et une couverture dont les lettres brodées d’un fil doré composaient le prénom Rose. Pas adoptée mais traitée comme telle pendant les réunions et autres soirées mondaines qu’elle haïssait tant. Que de fioritures et de faux semblants, pas pour elle ce genre de conneries. Dans l’intimité, une toute autre histoire. Gifles de son père quand elle ose répondre un peu trop à son goût. Insultes de sa mère quand celle-ci lui trouve tous les défauts du monde. Trop grande, trop bête, trop laide, trop maladroite. Rien à en faire et certainement pas matière à fiancer. Mépris de l’aîné qui se juge tout puissant de la fratrie. Moqueries des jumeaux qui passent leur temps à lui tendre des pièges. Et après tout cela, réconfort dans les bras de la cadette. Douceur incarnée dans une famille qui en manque cruellement. C’est dans ce chaos que s’est immiscé Gareth, sachant pertinemment où il mettait les pieds. Il observait les Schneider depuis longtemps. Wilhelmina surtout. On lui avait rapporté que d’étranges choses se passaient autour d’elle. Les fleurs poussaient d’une façon inexpliquée, certaines racines semblaient la suivre et il paraît même que certains arbres se seraient légèrement écartés sur son passage. Aucun doute de la nature divine de ses pouvoirs. Endossant un rôle de professeur de piano, il a approché la famille. Et, sans jamais dévoiler l’origine de la fillette, il réussit à la faire venir à la colonie pour l’été suivant et celui encore d’après. À partir de treize ans c’était terminé. Fini de voir ses parents, fini de vivre avec eux toute l’année. Ils n’étaient pas comme elle, ils ne la comprenaient pas et vice versa. Et puis, elle n’a jamais été qu’un fardeau pour eux. Ils n’ont pas été tristes de la laisser partir. Ils n’avaient pas non plus vraiment le choix. Le satyre protecteur ne le leur avait pas laissé. Impossible pour lui de laisser cette petite aux mains barbares de Leonhard et Helene. Renoncer à leurs droits parentaux pour la laisser à un homme chèvre ne fut pas non plus un problème. Ainsi, Wilhelmina Schneider est morte. Enterrée lors de fausses funérailles. Et Rose Lindeberg est née.

Il avait essayé tant de choses, Gareth. L’avait contactée par mails, lettres, appels. Il s’était même rendu là où elle était censée vivre. Mais rien. Il n’avait jamais reçu de réponses et n’avait trouvé là bas qu’un jeune homme qu’il jugea tout à fait bête.

« Rose ? articule-t-il avec difficulté.
- Je… J’ai besoin de toi Papa… S’il te plait viens me chercher. Il a dit que j’étais folle et il m’a faite enfermer là. Le mois dernier je crois. Ou bien était-ce le semestre dernier ? Je ne sais plus. Je crois que je perds la boule. Et il a toujours Alice. Je n’ai pas le droit de la voir. Oh Papa… Mon Papa… J’ai si peur. Par pitié aide moi. »

Il ne comprend pas tout, le satyre. Il ne sait pas où il est censé aller la chercher. Il ne sait pas qui se cache derrière ce “il”. Il ne sait pas non plus qui est cette Alice. Il y a bien une femme portant ce nom qui lui vient à l’esprit mais impossible qu’il s’agisse d’elle. Elle est morte la jolie Ali. L’ancienne, celle qu’il connaissait. Rejeton d’Eole. Meilleure amie de Rose. La brune et la blonde faisaient vraiment la paire à l’époque. Jamais l’une sans l’autre. Ni pendant leurs entraînements, ni pendant leur temps libre. Et surtout pas pendant les quêtes. Qu’importe la volonté de tous, si l’une y allait alors l’autre aussi. C’est cet entêtement qui causera la perte précipitée de la jeune femme. La sienne, et celle de plusieurs autres de ses camarades. Des souvenirs qui lui explosent à la tête bien plus fort qu’il ne le souhaiterait. Des remords. Des regrets aussi. Fils d’Hécate mandaté pour une mission dans la réserve indienne de Red Lake. Avec lui, une fille d'Héphaïstos, Rose, Alice, d’autres demi-dieux et deux satyres. L’un d’eux étant Gareth qui, soucieux du danger que courait sa fille, avait décidé de rejoindre les troupes. La décision du départ se fait précipitamment. Certains accusent la fille de Perséphone pour l'échec de la mission. Ou du moins c’est ce qu’elle aime à penser depuis toujours. Énorme fiasco qui lui pèse sur la conscience. Alice, morte. Gareth, à deux doigts de l’être aussi. Trop de décès, trop de blessés. Et dans sa chair, à jamais gravé cette erreur de jeunesse qui aura coûté de trop nombreuses et précieuses vies. Une cicatrice qui traverse son dos, de l’épaule gauche au flanc droit, un coup d’épée sans doute. Sur sa cuisse, gauche, des lacérations. Le long de ses côtes, des vestiges de blessures profondes, de griffes entrées dans la barbaque. Un corps mutilé, fané et surtout douloureux rappel constant de ce bain de sang qui hante encore ses cauchemars chaque nuit. De retour à la colonie, les blessés ont été soignés, les morts inhumés. Rose passait ses journées entre la tombe de Vicky, le chevet de Gareth ou bien les bouteilles d’alcool. Ce cirque dura un mois. Un mois pendant lequel elle ne fit rien d’autre que de s'auto-détruire. Et du jour au lendemain, disparue. Envolée. Partie. La blonde avait plié bagage, abandonnant derrière elle famille, amis et amours.  

« Calme-toi. Parle doucement. Où es-tu ?
- À Los Angeles je crois. Dans un hôpital psychiatrique. Je ne sais pas lequel.
- J’appelle ton frère et j’arrive.
- Quoi ? Non ! »

Mais elle n’a pas le temps de riposter Rose que son père a déjà raccroché. Elle n’a pas envie de voir son frère. Ou bien demi-frère. Fils d’Hadès qu’elle a toujours considéré comme faisant partie de sa fratrie que cela lui plaise ou non. Après tout, leurs parents sont mariés. Les enfants de Perséphone ne se pressent pas au portail, mais ceux du Roi des enfers c’est un peu différent, lui donnant ainsi la possibilité de choisir sa famille et non pas de la subir. Ce serait mentir que de dire qu’elle ne pense pas à ceux qu’elle a lâchement abandonné chaque jour. Pourtant, elle ne s’est jamais dit qu’elle les reverrait, bien décidé à mettre ce passé divin derrière elle. Un passé qui l’a rattrapé bien trop vite. Des pouvoirs qu’elle a réprimés, négligés et qui se sont retournés contre elle. Son mari, sa fille, une voiture, une dispute. Soudain, un accident. Un mur de racines s’était dressé devant eux, fruit de sa colère. Plus de peur que de mal tout de même. Pas vraiment de blessés si ce n’est l’épaule déboitée de Conrad. L’incompréhension dans les yeux de ceux ne connaissant pas la vérité. La peur dans les yeux de celle qui sait. Elle est un danger pour tout le monde. Ses proches à la colonie, maintenant pour sa môme et son compagnon. S’il était arrivé quelque chose à Alice, elle n’aurait jamais pu se le pardonner. Cette enfant est tout ce qui lui reste d’un être bien trop cher à son cœur qu’elle a abandonné. La perdre serait perdre tout ce qu’elle a de ce demi-dieu glacial. C’est à cause du danger qu’elle représente pour les autres que Rose a décidé de tout avouer à son mari. Des aveux très mal reçus. Il a refusé de la croire, l’a traité de folle allant jusqu’à la faire diagnostiquer par un bon ami à lui. Internée pour son propre bien, c’est ce qu’on lui rabâche chaque jour. Et elle sait que c’est faux. Elle sait qu’elle n’est pas malade.

Il traverse le pays en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ce père si impatient de délivrer sa fille. Il a déjà fait ses recherches. Maintenant qu’elle accepte de se montrer, la trouver est simple. Et décoder sa nouvelle vie aussi. Si le frangin est envoyé à son domicile, le satyre la retrouve à l’hôpital. C’est une tannée pour la faire sortir de là. Certains docteurs ne veulent rien entendre. Pas même alors qu’ils sont confrontés avec la réalité. Tant pis pour eux. Gareth n’a jamais été du genre patient et encore moins doux. Alors s’il doit employer la force pour retrouver sa fille, ainsi soit-il.

« Papa ! crie-t-elle, courant dans ses bras.
- Ma crapule… Tu m’as manqué. Tellement… Viens, je te ramène à la maison.
- Attends ! On doit récupérer ma fille, Alice. Je t’expliquerai tout plus tard mais je ne peux pas la laisser une seconde de plus avec lui. »

Dans ses yeux, la supplication d’une mère pour enfant. Et comment pourrait-il refuser. Après tout, il s’agit de sa petite-fille. Petite-fille qui se retrouve dans cette maison avec celui qu’elle appelle Papa et celui qu’elle appellera Tonton. Fils d’Hadès pas des plus commodes, soudain Gareth s’inquiète. Il presse le pas, appuie sur l'accélérateur. Rose ne se soucie pas du corps ensanglanté de Conrad gisant au sol. Vu les gémissements qu’il émet, il n’est pas mort. Elle l’aurait ressenti si cela avait été le cas. Ou plutôt elle ne l’aurait pas ressenti. Son essence vitale est toujours là, moins présente peut-être mais toujours là. Celle qu’elle veut surtout trouver, c’est celle de Alice. Ici, dans le placard de sa chambre, recroquevillée et visiblement apeurée. L’enfant saute au cou de sa mère. Toutes les deux pleurent, retrouvailles émouvantes. La mère la rassure, lui explique que tout va bien. Qu’elle va bien. Que l’homme en bas n’est pas méchant, qu’il ne lui veut pas de mal. Au contraire même, il est là pour l’aider, à sa façon un peu douteuse. Serrée dans les bras de sa maman qui la porte, la fillette joue à la timide.

« Poppy, voici ton oncle et ton grand-père. Tonton, Papy, voici Alice Poppy Lindeberg. Ma fille.
- Poppy hein ? Le coquelicot. » Demande le satyre, un sourire en coin étirant ses lèvres.

Finalement, elle n’a peut-être jamais vraiment eu l’intention de mettre son passé de côté. Poppy, coquelicot, fleur de sa mère, Perséphone. Sans un regard de plus pour son appartement Los Angelien, et encore moins pour ce mari qu’elle n’a épousé que pour la sécurité financière, elle reprend la route accompagnée de la seule famille qu’il lui faut. Des seules personnes qui comptent vraiment, ou du moins une petite partie. De retour à la colonie dans le plus grand secret possible, elle reste chez Gareth et n’en sort pas. C’est effrayant d’être si proche de ceux que l’on aime et que l’on a laissé derrière soi. Elle se cache par peur d’affronter le courroux justifier de ses anciens amis. Mais les affronter, elle n’en aura pas le choix. Kvalir. Un château, cinq panthéons et une totale obligation de s’y rendre. Réticente au possible, le satyre l’y force. Il y emmènera Alice de toute façon. Rester loin de sa fille, elle l’a vécu trois mois, c’était trop. Alors elle accepte, elle s’y rendra sans faire d’histoire, pour cette fois. Là bas, on met ses talents d'herboriste et d’apothicaire en avant. Concevoir des poisons ou des remèdes toute la journée. S’enfermer dans une serre et ne plus voir personne, cela lui convient parfaitement. Ou du moins, ça lui convient pour le moment.

Ω anecdotes Ω

[1] Elle fait de la danse classique depuis sa plus tendre enfance. L'une des rares passions qu'elle a gardé dans le monde "humain" autant que dans le monde "divins" puisqu'elle en a fait son métier pendant ses six ans d'absence. Aujourd'hui cependant, elle a abandonné. Elle se justifie par le manque de temps quand, en réalité, elle ne se sent plus à la hauteur.
[2] Petite, on l'a forcée à prendre des cours de piano. Si elle sait en jouer, cela fait bien longtemps qu'elle n'a plus touché une touche. Et il faut bien avouer que ça ne lui manque pas plus que cela.
[3] Passionnée d'écriture et de lecture, il est fréquent de la voir feuilleter un ouvrage ou gribouiller quelques phrases, assise à l'ombre d'un arbre.
[4] Bien trop souvent, les cauchemars viennent ronger ses songes. Qu'il s'agisse de Conrad, Leonhard ou bien cette fameuse quête importe peu. Ils continuent de la hanter nuit après nuit. Si bien qu'elle a pris l'habitude de sortir en douce le soir pour rejoindre sa serre, seul endroit paisible du château.
[5] Astraphobe, l'orage grondant l'effraye énormément. Elle ne supporte ni les flashs des éclairs ni le tonnerre assourdissant.
[6] Elle est végétarienne depuis de nombreuses années, n'arrivant plus à accepter l'idée de se nourrir de cadavres.
[7] Cigarettes et sucreries qu'elle utilise comme des anxiolytiques. Relâcher la pression en même temps que la fumée et combler le manque par les confiseries.
[8] Elle possède toute une collection de couteaux en tous genres. La majorité lui a été offerte par Gareth en cadeaux d'anniversaire ou de Noël. Ses préférés ? Les couteaux de lancés ou les push daggers.